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Photo (reprise de l'article) : Jérôme Thivierge, maraîcher et coordonnateur régional pour le programme de coupons nourriciers dans Portneuf, et Jean-Nick Trudel, directeur général de l'Association des marchés publics du Québec, misent sur cette nouvelle initiative sociale.
Dans l’angle mort de l’autonomie alimentaire se trouve l’insécurité alimentaire. Et si manger local aidait aussi à combattre la faim? C’est le pari d’un nouveau projet pilote lancé dans Portneuf et le Bas-Saint-Laurent: des «coupons nourriciers» pensés pour combattre la faim tout en soutenant agriculteurs et artisans de proximité.
Sorte d’hybride entre une monnaie ultra-locale et bons d’alimentation — food stamp en langage populaire — les coupons nourriciers feront partie d’un programme déployé dès la fin juin dans la MRC de Portneuf, et éventuellement dans la région du Bas-Saint-Laurent.
Plutôt que de s’approvisionner à la banque alimentaire, une centaine de familles de Portneuf pourront, elles aussi, faire leurs courses comme tout le monde aux marchés publics de Saint-Casimir, Deschambault et Saint-Raymond.
Grâce à ce projet pilote porté par l’Association des marchés publics du Québec (AMPQ) et le Centre d’innovation sociale en agriculture (CISA) du Cégep de Victoriaville qui en fait une étude, elles auront accès à des produits frais, locaux et de saison, tout l’été, dans un cadre accueillant et valorisant.
«Ce n’est pas qu’un modèle de dépannage, mais aussi un programme structurant qui crée de vrais liens entre les marchés et les citoyens», résume Jean-Nick Trudel, directeur général de l’AMPQ. Selon lui, cette approche permet de «repenser l’aide alimentaire en rapprochant les personnes vulnérables des marchés publics et ainsi des producteurs».
Un programme déstigmatisant ouvert à tous
D’ailleurs, nul besoin d’être pauvre ou vulnérable pour adhérer au programme de coupons nourriciers. Ils sont aussi offerts à qui veut bien en profiter sur la plateforme La Ruche. Pour 20 $, on obtient 30 $ en valeur d’échange, un incitatif concret pour encourager tout le monde à découvrir les marchés publics de la région.
C’est là tout le génie de cette initiative: elle cherche avant tout à déstigmatiser l’insécurité alimentaire.
«Le volet grand public permet d’impliquer tout le monde, sans pointer personne, soulève Jean-Nick Trudel, pour qui c’est une manière de briser la barrière du jugement. En rendant les coupons accessibles à tous, dans les mêmes lieux, on bâtit un modèle inclusif qui soutient à la fois l’achat local et l’accès équitable à une alimentation de qualité.»
Non seulement c’est une idée que le directeur général porte depuis plusieurs années pour l’avoir vue se déployer ailleurs, mais c’est lui, avec l’appui de ses membres, qui est allé cogner aux portes pour que ça puisse se déployer dans un projet structuré et éventuellement reproductible.
Une initiative rassembleuse
Les jointures usées à force de portes visitées — figure de style —, sa recherche de partenaires a fait boule de neige. Comme dans un party bien québécois, tout le monde s’est retrouvé dans la cuisine, et c’est devenu la mission de tous.
Une douzaine de partenaires en tout, parmi lesquels ont embarqué des chercheurs, des groupes communautaires ou des acteurs du terrain: outre l’AMPQ, l’Union des producteurs agricoles (UPA), le Collectif Vital, Vivre en ville, la Table bioalimentaire du Bas-Saint-Laurent, mais aussi des chercheurs de l’Université Laval et de l’Université de Montréal.
«Les familles participantes reçoivent des coupons via l’organisme communautaire qui les accompagne, explique Christine Gingras, coordonnatrice de projets au CISA qui est allée chercher l’appui du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) axé sur l’innovation sociale et l’impact dans les communautés.
Le montant est fixé à 30 $ par semaine pour les ménages de une à deux personnes, et à 60 $ pour les familles de trois personnes et plus, pendant une période de 12 semaines».
C’est 720 $ pour l’été, à quelques dollars du prix d’un abonnement à un panier nourricier chez un fermier de famille.
«On veut voir de quelle façon les coupons seront utilisés: est-ce que les gens viennent surtout les fins de semaine? Est-ce qu’ils utilisent la totalité?» explique Christine Gingras, qui souhaite retourner toutes les pierres et qu’il en émane éventuellement un guide que tous pourraient reprendre dans leur marché et localité.
«Mais ce qui nous intéresse surtout, c’est l’évaluation qualitative: est-ce que les gens ont pu accéder au marché public? Est-ce que les organismes ont pu leur offrir le soutien nécessaire pour s’y rendre?»
Ouvrir la porte des marchés publics
Pour plusieurs bénéficiaires, c’est une première visite dans un marché public. Jérôme Thivierge de la ferme Les Jardins de la Chevrotière, aussi coordinateur du projet dans Portneuf, insiste sur l’importance de désamorcer les craintes et d’accompagner les familles, notamment en les accueillant personnellement.
«Des gens nous ont dit qu’ils n’osaient pas venir au marché. Là, ils se sentent les bienvenus. On les accueille, on leur explique, on les rassure, explique-t-il. Pour plusieurs d’entre eux, c’est une première visite dans un marché public.» — Jérôme Thivierge
Le maraîcher observe une augmentation des familles en crise dans sa région ainsi qu’une hausse des personnes en situation d’itinérance. Pour lui, il est urgent de solidifier le réseau d’aide, déjà bien tissé serré, en tendant la main, mais aussi en puisant dans le pouvoir de la mixité sociale.
De l’argent dans les poches des producteurs
Pour les producteurs, le programme des coupons nourriciers crée une nouvelle dynamique prometteuse.
«Non seulement leur marché public s’inscrit dans une action communautaire mais en plus, ils savent que plus de 100 000 $ en coupons vont circuler dans Portneuf cet été, ajoute Jean-Nick Trudel. Cet argent-là se rend directement chez eux ou dans leur entreprise.»
Résultat: moins de risques pour les producteurs, et une motivation accrue à rejoindre les marchés publics.
Cette prévisibilité financière facilite aussi le travail de recrutement des artisans et producteurs bioalimentaires.
«Ça renforce l’ancrage local du marché public et c’est exactement ce que nos membres recherchent», ajoute M. Trudel.
Le milieu qui aide son milieu
La structure du programme mise aussi sur une logique de proximité: les organismes les mieux placés pour agir sur le terrain sont ceux qui posent les gestes concrets — et sont dédommagés en conséquence. Un modèle souple, mais solide.
Christine Gingras, dont l’équipe du Cégep de Victoriaville pilote l’étude sur la viabilité du programme, veut voir ce qui aura changé au bout de 12 semaines chez les participants — en termes de qualité de vie, de littératie alimentaire et de sentiment d’aisance dans les marchés publics.
Nourrir, mais aussi éduquer
L’augmentation des connaissances «d’économie familiale» est un des effets attendus de l’exercice.
«On est fiers de nos produits et ce programme permet une vraie rencontre entre des producteurs de première ligne et des personnes plus vulnérables. Ce lien direct peut avoir un impact concret sur la qualité de l’alimentation mais aussi sur la littératie alimentaire: apprendre à cuisiner un aliment brut, pas juste ouvrir un sachet congelé.» — Christine Gingras
Est-ce que le programme pourrait se déployer dans les 150 marchés publics membres de l’AMPQ dès l’an prochain? Tout porte à croire que oui, car l’idée des coupons nourriciers n’a rien d’inusité et a fait ses preuves.
Un concept cher au cœur de la ministre

Le concept existe déjà ailleurs au Canada, notamment en Colombie-Britannique et en Nouvelle-Écosse. C’est d’ailleurs ce qui a inspiré Jean-Nick Trudel. Mais ça existe aussi déjà un peu ici, notamment à Pointe-aux-Trembles, fief de la ministre Chantal Rouleau, responsable de la Solidarité sociale et de l’Action communautaire, qui a donné son soutien au projet actuel.
«Ce que je trouve très bien, c’est que ça part du milieu, souligne-t-elle. Quand l’AMPQ m’a proposé ça l’an dernier, je les ai tout de suite encouragés. On voit des gens qui s’organisent, des organismes qui ne se parlaient pas avant et qui maintenant collaborent. Les marchés publics, les groupes d’aide alimentaire… il n’y avait pas de lien direct entre eux, mais là, ça commence à se parler, à se connecter.»
À Pointe-aux-Trembles, c’est Action Secours Vie d’Espoir qui a implanté le système de coupons utilisables au marché public. Et c’est vraiment populaire: la ministre avance que plus de 95 % des coupons qui sont distribués aux familles en situation de vulnérabilité sont utilisés auprès des marchands.
La ministre, qui a contribué à implanter le marché de Pointe-aux-Trembles à l’époque où elle était mairesse, s’en dit encore très fière et vante la mosaïque sociale qui s’y déploie.
«Samedi dernier, c’était magique, enchaîne-t-elle. Le marché public existe depuis presque 15 ans, et on sent qu’il a vraiment évolué. Il y avait des enfants partout, des sourires, des échanges entre les gens et les marchands… une vraie ambiance de quartier. Ce qui est beau, c’est qu’on ne peut pas dire qui a de l’argent et qui n’en a pas. Tout le monde est là pour le plaisir d’aller au marché, de jaser, de profiter des aliments frais et locaux. Et en plus, on soutient nos marchands d’ici.»
Rapprocher les marchés des familles et les familles des marchés en plaçant les agriculteurs au milieu de tout ça: c’est là toute la force de ce projet pilote, qui allie dignité, accessibilité et ancrage local.