Par Ariane Krol | La Presse
Produire des légumes frais en territoire nordique ? Une quarantaine de serres s’y emploient au Québec, la plupart avec une mission communautaire ou sociale, révèle un rapport du Centre d’innovation sociale en agriculture (CISA) du cégep de Victoriaville.
Quand les incendies de forêt de l’été 2023 ont forcé l’évacuation de Radisson, une localité du Nord-du-Québec, Les Jardins du 53e Taïga ont continué à produire. « Ma conjointe, qui est restée ici parce qu’elle était première répondante, cueillait des légumes et les remettait à ceux qui préparaient la nourriture », raconte Robert Gagnon, président de l’organisme à but non lucratif. Une précieuse source de produits frais pendant qu’était fermée la route Billy-Diamond, au bout de laquelle Radisson est situé.
« Dans notre plan d’affaires, on avait un objectif d’assurer une sécurité alimentaire à Radisson. Disons qu’on l’a atteint plus vite qu’on pensait ! »
L’organisme exploite un potager et une serre de 1250 pieds carrés qui abrite une quinzaine de variétés.
« C’est micro, mais on réussit quand même à produire de bonnes quantités », dont 500 kg de concombres à l’été 2023.
La population achète le tiers des récoltes, et le reste est vendu à Hydro-Québec pour sa cafétéria.
Des systèmes automatisés gèrent l’arrosage et l’ouverture des toits. Durant l’évacuation, « tout s’est fait automatiquement, relate M. Gagnon. On vérifiait avec le système de vidéo, c’était impressionnant ».
« On a perdu le contrôle des insectes parce qu’il n’y avait personne pour s’en occuper, les bibittes ont mangé des feuilles, mais ça n’a pas eu un énorme impact », précise-t-il.
Les semis sont démarrés puis plantés au printemps. La production prend fin en octobre. La serre n’est pas chauffée, mais dotée d’un système de « batterie thermique » avec des lits de pierre qui stockent la chaleur du jour pour la rediffuser la nuit, atténuant les écarts de température. « Les plantes ont un stress beaucoup moins grand et la production est bien meilleure. »
« Très populaire »
Ce bâtiment, construit au nord du 53e parallèle en 2021, est l’une des 44 serres recensées sur le territoire nordique québécois (TNQ), qui « s’étend au nord du 49e parallèle, puis au nord du fleuve et du golfe du Saint-Laurent », résume le CISA dans un rapport publié en janvier.
Seules neuf serres appartiennent à des entreprises, les autres « sont des serres communautaires ou à visée sociale ». On en trouve 29 sur la Côte-Nord et 9 sur le territoire d’Eeyou-Istchee Baie-James, dont celle de Radisson.
Les six autres sont au Nunavik. « Là-bas, les serres non chauffées [permettent] une saison de culture à peu près comparable à celle de Victoriaville à l’extérieur. Dans un jardin à Victo, on peut faire pousser à peu près n’importe quoi », illustre l’agronome Sam Chauvette. Chercheur chargé de projet au CISA, il accompagne des serres au Nunavik, dont celle inaugurée en août dernier à Salluit, au 62e parallèle.
« Ç’a été une mini-saison tardive : on a semé à la journée portes ouvertes, le 11 août, et la récolte s’est faite dans les deux premières semaines d’octobre. »
Un délai trop court pour démarrer des plants de tomates, mais suffisant pour les pousses de pois, laitues, épinards et radis. En saison complète, les concombres, courgettes, carottes et tomates ont aussi la cote. Certains villages, comme Kuujjuaq, cultivent même une plante indigène appelée qungulit, ou oseille des montagnes. « Ça fonctionne très bien. Ça se mange comme une sorte de laitue, comme une verdurette surette. »
Les serres nordiques, « c’est très populaire, c’est appelé à grandir », constate M. Chauvette.
« Il faut gérer la température, la ventilation, l’irrigation, faire les bonnes choses au bon moment, donc c’est plus complexe que dehors, mais ça se fait par du monde. Il faut avoir un minimum de personnes mobilisées et des liens avec la communauté. »
Un lieu de rencontres
Ces légumes locaux génèrent-ils moins de gaz à effet de serre (GES) que ceux venus du Sud ? Les données manquent pour le calculer, note le rapport du CISA.
« Il s’agit avant tout de fournir des produits frais auxquels les habitants n’auraient pas accès [puisque] certains produits n’arrivent pas jusqu’au TNQ ou arrivent impropres à la consommation », explique-t-on.
La serre est aussi un lieu de rencontres intergénérationnelles, de socialisation, d’échanges et d’apprentissage, fait valoir M. Chauvette.
À Kuujjuaq, « les parcelles sont remplies et il y a une liste d’attente », illustre-t-il. « Ça sert aussi de plus en plus pour les activités scolaires. Une grosse majorité des élèves trippent quand ils viennent, c’est vraiment agréable. »
Construire et exploiter des serres dans des régions si éloignées demeure toutefois un défi. Celle de Radisson a coûté « autour de 750 000 $ », un projet financé avec la société du plan Nord, signale M. Gagnon. Et ça n’inclut pas les améliorations ultérieures ni les opérations courantes, comme l’indispensable jardinier, dont le salaire n’est plus subventionné par la Santé publique. « On essaie de trouver des revenus autonomes. On est en train de regarder pour un projet de compostage qui nous permettrait d’avoir des revenus supplémentaires, mais ce sont des projets à moyen et long terme. C’est compliqué », reconnaît le président de l’OBNL.
Consultez le rapport du CISA sur les serres nordiques
Regardez une vidéo du CISA sur le maraîchage nordique